Les Séparents

Les Séparents, c'est l'histoire de parents séparés mais ensemble. Les Séparents, c'est une nouvelle histoire des relations homme-femme.

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Par Renaud Charles
18 févr. · 4 mn à lire
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Comment rencontrer à l’heure du télétravail et sans aller sur Tinder ?

Et si la rencontre consistait avant tout en un état d’esprit, en cette capaciété à se rendre disponible au monde qui nous entoure ? C’est la thèse du philosophe et romancier Charles Pépin dans son livre "La rencontre, une philosophie".

Meg Ryan et Billy Crystal dans "Quand Harry rencontre Sally" / DRMeg Ryan et Billy Crystal dans "Quand Harry rencontre Sally" / DR

La question sonne comme un défi. Voire comme un gage. Comment donc espérer rencontrer quelqu’un (ou quelqu’une) en travaillant de chez soi et qui plus est en se tenant à l’écart des sites de rencontre ? En France en 2021, ceux-ci se hissent au premier rang des “lieux de rencontre”. Alors pourquoi donc vouloir s’en passer puisque justement c’est là que ça se passe ? Eh bien justement pour cette raison. Année après année, ces sites prennent de plus en plus de place dans la rencontre amoureuse. Jusqu’à la privatiser d’une certaine manière. Pour être certain de faire des rencontres, la solution serait donc de payer et de partager ses données à des sociétés privées (ce à quoi je n'entends pas me résigner).

Un marché qui pèse aujourd’hui plusieurs milliards d'euros de chiffre d’affaires et qui n’a cessé de se diversifier depuis la création de Meetic en 2001. Un boom incroyable pour ces services de mise en relation alors que dans les années 1980, les agences matrimoniales et les petites annonces ne représentaient que 1 % des rencontres amoureuses, selon une étude menée à l’époque par les sociologues Michel Bozon et François Héran.

En un siècle, les entremetteurs ont changé de visage pour finalement ne plus en avoir du tout et être remplacés par les algorithmes. “Jusqu’à la Première guerre mondiale, le choix du conjoint est une affaire familiale et collective, impliquant des intérêts de reproduction, de survie de l’espèce et de logique patrimoniale où n’entraient que secondairement la volonté des intéressés”, rappelle la sociologue Catherine Lejealle dans une note sur l’évolution des lieux de rencontre du conjoint

Le bal en tête des lieux de rencontre

En 1959, lors d’une enquête menée par l’Institut national des études démographiques, alors que la France est encore massivement rurale, le bal figure en tête des lieux de rencontre (17 %). Viennent ensuite les circonstances fortuites (15 %, mais qu’il faut considérer dans un cercle restreint), le lieu de travail ou d’études (13 %), les relations d’enfance (11 %), les relations de voisinage (11 %), les présentations (11 %) puis les lieux de distraction (10 %). Vingt cinq ans plus tard, en 1984, l’étude de Bozon et Héran classe toujours le bal en première position (16 %) devant cette fois les lieux publics (13 %), le travail (12 %), les rencontres chez des particuliers (9 %), les associations et le sport (8 %), les études (8 %), les fêtes entre amis (7 %) et les sorties (5 %). “L’évolution des lieux de rencontre s’inscrit dans les grandes évolutions sociétales : nouveaux modes de transport permettant de voyager, arrivée des femmes sur le marché du travail, exode rural, libération sexuelle, arrivée de la contraception et surtout un individu qui se veut libéré des déterminismes sociaux et libre de choisir son métier et son conjoint, un individu acteur de son destin”, décrit Catherine Lejealle.

Mais, car il y a un mais, cette nouvelle façon d’envisager la vie, si “elle libère l’individu des réseaux et des déterminismes sociaux, le laisse aussi seul, privé de ces relais d’interconnaissance, souligne Catherine Lejealle. Or l’individu n’aspire pas à rester seul. Il rêve toujours de trouver l’Autre, avec qui vivre libres et ensemble. L’évolution de la société (...) conduit à un brassage de populations qui ne se traduit pas nécessairement par des rencontres. On passe d’une situation où la difficulté est de se trouver et non de se choisir à une situation où la difficulté est d’oser s’aborder.” 

Être disponible à la rencontre, une philosophie

C’est à cela que le philosophe et romancier Charles Pépin apporte des réponses avec son “éloge de la disponibilité” qu’il dépeint dans son livre La rencontre, une philosophie. La première des choses, affirme-t-il, est de ne rien attendre de précis. "Ce n'est pas pour rencontrer les autres qu'il faut sortir de chez soi, mais pour se rendre disponible à la rencontre, poursuit-il. Des attentes trop précises risquent de nous faire manquer la rencontre d'une personne ne correspondant pas à nos critères, alors même que nous aurions pu vivre avec elle une belle histoire. Nous avons des attentes. Ces attentes initient le mouvement. Mais si elles agissent comme un moteur, elles peuvent aussi devenir des œillères nous empêchant de voir l’ensemble des possibles ou occasions qui constituent la chair du réel. D’une certaine manière, moins nos attentes seront précises, plus elles ouvriront le champ de notre vision, de notre rapport au monde et aux autres.”

Alors comment faire ? Déjà, bien sûr, sortir de chez soi pour forcer le destin et provoquer le hasard, ce qu’en philosophie on désigne par le terme de « contingence », c’est-à-dire ce qui est mais aurait pu ne pas être, et qui s’oppose à l’idée de nécessité ou de déterminisme nous dit Charles Pépin en donnant des exemples : “Je t’ai rencontré lors d’un cours de yoga ou lors d’un concert, mais j’aurais aussi bien pu ne pas te rencontrer. J’aurais pu m’inscrire à un autre cours ou être absent la seule fois où tu es venue. J’aurais pu ne pas me rendre à ce concert, m’en tenir à l’écoute de l’album, chez moi, nous n’aurions pas engagé cette conversation à l’entracte accoudés au bar…

Activer le “mode chance”

Pour Charles Pépin, agir c’est provoquer la contingence. “En me mettant en mouvement, je produis des changements dont je ne peux mesurer précisément les effets mais qui influeront sur la chaîne de causalité, explique-t-il. Dans un monde contingent, notre solitude, notre incapacité à rencontrer les autres ne relèvent d’aucun destin. Il suffit de sortir de chez soi pour peut-être tout changer, tel un lancer de dés dans le jeu de nos relations aux autres, de nos histoires d’amour ou d’amitié, de nos rapports professionnels. La superstition nous conduit à nous représenter la chance comme une donnée objective, indépendante de notre volonté ou de notre action ; c’est oublier qu’elle se provoque. Dans son Éloge de la chance, le professeur de psychologie Philippe Gabilliet distingue les coups de chance exceptionnels de ce qu’il appelle la « chance provoquée » où le « mode chance ». A la différence de la bonne fortune qui nous sourit, la chance récurrente ne peut avoir d’explication statistique ; il faut donc en chercher la cause dans notre comportement, notre manière d’interagir avec les autres et le monde. Elle est provoquée par une attitude d’engagement et d’accueil, une manière d’avancer dans l’existence les yeux grands ouverts, réceptifs à tous les signaux que le monde nous envoie.”

Et pour provoquer la chance, Charles Pépin nous invite à “rompre avec les habitudes qui nous engourdissent”. “Répéter quotidiennement les mêmes sorties, aux mêmes heures, sans être présent à soi ni au monde ne nous met pas dans la même disposition qu’une expédition nouvelle, l’esprit en alerte, constate-t-il. Provoquer la chance commence parfois par un pas de côté, une dérogation même minime à l’habitude. Si les contraintes de la vie nous obligent à sortir, elles ne nous placent pas dans une disposition des plus propices à la rencontre. En empruntant chaque matin le même trajet pour nous rendre au travail, en parcourant chaque samedi les rayons du même supermarché, nous pouvons toujours faire une belle rencontre mais nous sommes beaucoup moins en éveil et ouverts à l’opportunité que si nous nous rendons au concert d’un groupe dont nous sommes fans.”

Pour autant ajoute-t-il, “il ne faut pas orienter nos sorties dans le seul but de la rencontre : la motivation est tout autre lorsque je m’inscris à un cours de tango pour rencontrer quelqu’un ou par goût pour cette nouvelle danse, afin de m’y perfectionner et éventuellement de rencontrer quelqu’un à cette occasion. Dans le premier cas, l’approche trop volontariste risque d’être trop contre-productive, l’enjeu, l’attente se faisant pesants, la déception grande en cas d’échec. Dans le second, la rencontre advient par surcroît, comme une grâce, une fleur poussée dans le sol fertilisé par notre action.

Se faire confiance et faire confiance

Des fleurs, Guillaume Tisserand-Mouton (alias Mouts), et Nans Thomassey (alias Nans), en font pousser tout le temps depuis qu’il ont lancé Nus et culottés sur France 5 il y a maintenant 10 ans. Le concept : partir nu d’un endroit pour aller réaliser un rêve à un autre endroit tout en s’en remettant à la solidarité et à la générosité des gens croisés sur leur route. Comme dans cet épisode magique où ils se lancent pour défi d’aller rencontrer Lynda Lemay à Montréal pour lui chanter une chanson ou plus récemment lorsqu’ils décident d’aller jouer du piano au pied d’un glacier déclenchant une suite de hasards incroyables.

Sans vêtements, sans moyen de locomotion, nous sommes volontairement vulnérables, confie Nans à GoodPlanet Mag’. Cela nous plonge dans la nécessité de l’autre. Être dans le besoin de l’autre apporte autre chose et permet de faire de superbes découvertes. Car, en ayant besoin de l’autre, nous ne sommes jamais en terrain conquis. De fait, nous ne pouvons pas arriver avec des jugements préétablis sinon cela risque de tourner à l’échec.”

Tout le contraire des sites de rencontre qui, comme le résume Charles Pépin, “véhiculent une vision du monde, où tout peut et doit être anticipé, rationalisé, maximisé. Or, la vie véritable, essentielle, repose précisément sur ce qui échappe à l’anticipation”. Encore faut-il se faire confiance et faire confiance. Ce qu’aborde également Charles Pépin dans son livre La confiance en soi, une philosophie. Décidément, cet homme a réponse à tout. Et non, je ne suis pas son éditeur…

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